Un soir d’octobre, je suis allée voir Les Bonnes, une pièce de Jean Genet jouée par une compagnie amateur de la région bulloise. J’avais lu le texte il y a quelques années et j’avais apprécié le contenu: deux soeurs, Claire et Solange sont au service de Madame. Durant l’absence de cette dernière, les deux soeurs jouent entre elles: Claire incarne Madame, tandis que Solange se prend de temps en temps pour Claire. Elles préméditent la mort de leur patronne par empoisonnement; celle-ci pourrait découvrir que ses bonnes sont responsables d’une fausse lettre anonyme dénonçant son amant. Pour écrire sa pièce, Genet s’est inspiré d’un fait divers: l’affaire Papin, le procès des domestiques « modèles » qui ont tué leur maîtresse et sa fille dans les années 1930.
On peut se demander si le texte de Genet éveille encore la curiosité du spectateur contemporain. Vouloir assassiner sa patronne par jalousie à cause de différences sociales trop importantes pourrait encore fonctionner. Mais qui a encore le luxe de se payer une bonne à l’heure actuelle? Sûrement les multimillionnaires, les aristocrates, les bonnes familles… Le vocabulaire a évolué: les classes privilégiées utilisent l’expression « service à la personne », tandis que les bourgeois engagent une « femme de ménage ». Est-ce un effet pervers de la langue pour masquer davantage les différences sociales?
Certaines de mes copines ne se le cachent pas: elles ont recours à une femme de ménage. Ayant un emploi à plus de 50% ou voulant faire carrière, elles n’ont pas le temps de s’occuper de leur foyer ou ne comprennent pas pourquoi elles devraient s’astreindre à des tâches ménagères, alors que leurs maris ne voient jamais la poussière qui s’accumule sur les étagères. Autant ne pas se prendre la tête et faire appel à une femme de ménage pour éviter les querelles de couple!
D’après un article du Temps datant de 20181, une personne sur sept en Suisse emploie une femme de ménage et la moitié de ces Suisses paient leur employée au noir. Si on veut une idée de chiffres plus concrète, environ 1’216’285 personnes travaillent dans le domaine du nettoyage. Le salaire horaire brut moyen d’une femme de ménage déclarée en Suisse serait de 31 francs2. Il y a la réalité des chiffres et la réalité. Une émission de Temps présent3 révèle des résultats plus cruels. En Suisse, la moitié des femmes de ménage de plus de 55 ans est portugaise. Pour ces femmes, c’est souvent le seul métier possible qu’elles peuvent exercer dans notre pays, car elles n’ont pas suivi une formation. Une dame qui vit à Genève depuis plus de 20 ans est interviewée par les journalistes: pour un emploi déclaré dans une entreprise dans laquelle elle travaille deux heures par jour, elle gagne 19 francs 85 par heure, ce qui revient à 15 francs net. Il lui est impossible de trouver 8 heures par jour chez le même patron qui profite de la faiblesse de la loi: la part patronale du 2ème pilier est versée par un seul et même employeur si l’employé gagne au moins 21’330 francs par an. La dame portugaise estime qu’elle gagnera environ 1000 francs à la retraite. Une autre femme de 60 ans qui fait des ménages chez des indépendants (8 employeurs au total) gagne 3200 francs par mois. On ne fait pas de folies avec ce salaire mensuel: pas de ciné, pas de resto. Pour profiter d’une retraite complète (c’est-à-dire 2’370.- par mois), il faut cotiser de 20 à 65 ans et toucher en moyenne un salaire de 85’000 francs par an.
Comme mes copines, je déteste, mais vraiment, je déteste faire le ménage. Généralement, je suis la première à remarquer la saleté dans la maison; ce qui signifie que très généralement, je me coltine les tâches ingrates. Je l’avoue: j’ai eu recours à une femme de ménage, quand ma santé n’était pas au top ou que les enfants étaient petits. Aujourd’hui, je me débrouille seule même si la tentation est grande. Cependant, je me dis que si je ne peux pas payer une femme de ménage 31 francs de l’heure, je me passerai de ses services. Je ne veux pas jouer le jeu d’une économie de faux cul. Moi aussi, je pense à ma retraite. Même si jusqu’à ce jour, j’ai gagné un salaire correct, je ne suis pas sûre de toucher la rente AVS maximale et je suis encore moins sûre de pouvoir vivre décemment en Suisse après 65 ans. Alors, je préfère nettoyer ma propre merde que contribuer à une économie de merde qui ne respecte pas des conditions salariales décentes. Ces femmes qui n’ont souvent pas eu la chance de faire des études, usent leur santé pour une vie de sacrifices. Parce que j’emploierais une femme de ménage, je ne voudrais pas non plus racheter une bonne conscience en donnant par exemple des cours de français à des femmes étrangères ou en leur refilant les habits trop petits de mes enfants. Ce serait de la condescendance mal placée. Et quelle hypocrisie à une époque où le mot « sororité » apparaît sur les lèvres de beaucoup de femmes! Pouvons-nous considérer une femme comme notre soeur, lorsque nous lui demandons de faire le sale boulot? Elle est où, l’égalité?
Le lendemain des Bonnes de Genet, j’ai pris le train pour aller à Fribourg. Un homme que je ne connaissais pas m’a raconté sa vie durant le trajet. Je l’appellerai el professor parce qu’il a travaillé pour une entreprise suisse dans la sécurité des convois de métaux précieux provenant de mines aux quatre coins du monde. Je ne sais pas si tout ce qu’il m’a raconté est vrai, mais il me faisait penser, par ses expériences, au héros de La Casa de papel. A un moment, el professor lâche:
« C’était dur de revenir en Suisse. J’ai dû faire le ménage, les courses, la cuisine. En Afrique, j’avais une villa de sept pièces sur un terrain de 17’000 m2. J’avais une bonne qui me faisait tout. »
Choc linguistique! En 2022, je n’aurais pas pensé qu’on utiliserait encore le mot « bonne ». Je suis bien naïve d’avoir cru que notre langue française avait évolué et que dans l’utilisation du vocabulaire, on avait au moins abandonné l’attitude « colonialiste » de l’homme blanc. Je ne sais pas si engager une femme de ménage est un vestige de l’époque coloniale, mais j’espère qu’au moment où vous sortirez votre porte-monnaie pour rémunérer votre employée, il sera bien garni.
1. Busslinger Boris, Payer sa femme de ménage au noir peut coûter cher, Le Temps, 27.05.2018.
2. Source: www.quitt.ch. Données basées sur 5533 contrats actifs sur une base horaire. Statut: fin septembre 2021.
3. Temps présent, Femmes de ménage, la retraite impossible, 07.01.21.