Un jeudi soir à la nouvelle gare de Bulle. J’attends le train pour rentrer au village, après avoir déposé mon vélo malade chez son docteur. Triste de laisser ma bécane aux soins intensifs, je patiente, comme d’autres voyageurs, sur le quai 4. A la fin novembre, quand à 17h30, il fait déjà noir, nous n’avons pas une tête d’émoji rigolo aux yeux pétillants d’étoiles et prête à sourire à tous les passants. Dans ma dérive oculaire, j’aperçois un ado de 16 ou 17 ans, seul sur le quai 2. Ce dernier attire mon regard, non parce qu’il est seul, mais parce qu’il parle fort à son téléphone portable. Trop fort. Je ne peux pas faire comme si je n’entendais pas. Ses paroles sont vulgaires et débordent de violence: « Je vais buter tous ceux du Pâquier, ils vont tous crever. » Dans un premier temps, je souris. J’espère que je ne suis pas sur sa liste. On se croirait dans le remake comique du Parrain. Je me demande si le jeune n’est pas en train de tourner une vidéo TikTok, une vidéo sensation. Je jette un oeil autour de moi. Je me dis que parmi les voyageurs, je vais trouver un sourire complice. Aucune réaction. Les gens sont cassés. Comme mon vélo. La fin de la journée, les emmerdes au boulot, ils ne veulent pas rajouter une couche de morosité. Après plus de cinq minutes, mes oreilles me font toujours mal: l’ado ne parvient toujours pas à calmer sa logorrhée haineuse. Les passagers ne réagissent toujours pas. Des statues d’indifférence. Tout à coup, je me sens seule face à toute cette violence. J’ai hâte que le train m’emporte dans un autre monde. Je ne veux plus entendre cette brutalité verbale, je veux de la beauté. Est-ce que la prochaine fois, je dois me promener en gare de Bulle avec des boules Quies?
A la maison, une vague de tristesse me fait perdre l’équilibre. Cette violence ne m’était pas destinée, mais je l’ai subie et elle me touche. Que puis-je faire pour qu’elle ne laisse aucune trace dans mon cerveau? Je cherche un remède. Je prends dans ma bibliothèque une BD de Catherine Meurisse, La jeune femme et la mer. La bédéiste française est une survivante de l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier 2015. Depuis, elle cherche à retrouver la légèreté de la vie et la beauté dans le monde. Je feuillette les pages de La jeune femme et la mer. Elles m’entraînent dans la nature japonaise et les couleurs pastel déployées dans les paysages agissent comme un baume sur mon esprit. Les dessins de Meurisse me calment et je ne peux m’empêcher de rigoler: le personnage du tanuki1 que la dessinatrice rencontre de temps à autre dans la nature, me permet de décompresser, de mélanger humour et beauté. Après quelques pages de lecture, mon sentiment d’oppression se dissipe peu à peu.
En janvier 2020, Catherine Meurisse a été élue membre de l’Académie des beaux-arts dans la section de peinture. Le 19 octobre 2022, l’Académie a voté pour son transfert sur le premier des deux fauteuils nouvellement créés de la section de gravure et dessin. C’est la première fois qu’une représentante du neuvième art est intégrée à la prestigieuse institution. Il faut croire que la beauté a encore son mot à dire… Si seulement le jeune parrain de la gare de Bulle avait pu admirer une page de La jeune femme et la mer et rire aux cocasseries du tanuki…
1. Le tanuki est un animal fabuleux dans la mythologie japonaise.