Coller des étiquettes

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Pendant plusieurs étés, pour me faire un peu de sous, j’ai travaillé dans un moulin. Je devais coller des étiquettes, au pinceau, sur des sacs en papier: 25 kilos mélange volaille, 25 kilos farine fleur, 50 kilos aliment bovins… Puis, je devais gérer d’autres étiquettes qui indiquaient d’autres quantités: les agriculteurs amenaient leurs chars de céréales pour lesquels il me fallait faire quelques calculs. Combien de kilos par char? Combien de déchets? Combien de kilos de céréales à sécher? Des opérations avec des pourcentages. Je ne comprenais pas grand chose. Heureusement, mon ami Frédéric que je surnommais Einstein et qui travaillait au même endroit, avait la patience de m’expliquer mille et mille fois comment réaliser ces opérations. Des années plus tard, je me souviens d’une soirée aux Avanchets1, toujours avec Fred et sa copine Sonia. J’étais alors étudiante à l’école de sport et j’essayais vaguement de capter quelque chose à la biomécanique: si un gymnaste mesure 1 mètre 75 et pèse 68 kilos, quelle sera la force qu’il exercera sur la barre fixe, quand il fera un tour d’appui? Dans la vraie vie, je ne me serais jamais posé une telle question. Même avec l’aide d’Einstein, qui m’avait expliqué sinus-cosinus, je n’aurais jamais trouvé la réponse. Par chance, Sonia avait préparé des asperges vertes pour agrémenter la soirée. C’est depuis cette date que j’apprécie plus les asperges vertes que la biomécanique. Mais je n’échappais pas à l’étiquette qu’on m’avait collée ou que je m’étais collée: « nulle en maths depuis toujours ». C’était une des premières étiquettes qui m’a déterminée depuis l’enfance avec celles de « timide », « gauche » et « toujours dans les bouquins ». Vous me direz qu’Einstein n’est pas seulement un surnom, mais aussi une étiquette… Que Frédéric me pardonne!
Aujourd’hui, je n’échappe toujours pas aux étiquettes, surtout celle qui concerne le statut social. En Suisse, lorsqu’on rencontre une nouvelle personne, histoire de briser la glace, on adore lui poser la question suivante: « Et toi? Qu’est-ce que tu fais dans la vie? » On s’attend à ce que la personne mentionne le métier qu’elle exerce. A la réponse « chômeuse », vous avez l’impression de faire fuir les gens, de les mettre mal à l’aise. D’autres a priori y sont associés, pas besoin de passer par les mots: glandeuse, profiteuse, emmerdeuse, paumée de la life, quoi! Alors, j’enjolive la marchandise: « Je suis en recherche d’emploi. » Mais si je devais répondre sérieusement à la question « Et toi? Qu’est-ce que tu fais dans la vie? », je répondrais: je fais mon job de maman, la lessive, le ménage, les courses, la cuisine, les devoirs avec les enfants, le taxi pour mes enfants, au moins douze postulations par mois, occasionnellement du yoga. J’ai refait mon CV, j’ai créé un blog, j’écris des textes, je me cultive, je lis, je danse de temps en temps, je vais bientôt faire un stage radio et je respire… La liste est-elle assez longue? Je peux toujours rajouter quelques activités, si ce n’est pas suffisant. Cependant, il deviendra plus difficile de coller une étiquette…
Comme le statut social, l’identité sexuelle collectionne les étiquettes. Dans la langue française, deux genres dominent: le masculin et le féminin. L’allemand est plus ouvert, puisqu’un troisième genre, le neutre, existe. Néanmoins, j’ai toujours eu de la peine avec la langue de Goethe qui a attribué le genre neutre à la fille: das Mädchen. Les hommes ne peuvent se plaindre, puisque le garçon reste masculin: der Junge. Après des années, je suis devenue impassible. Je m’offusque davantage, quand le 30 septembre 2022, notre ancien conseiller UDC affirme qu’il ne veut pas d’un « es« , d’un « ça » qui le succède au Conseil fédéral2. Un homme oui, une femme pourquoi pas, mais un « es » non! Le « es« , c’est-à-dire une personne non-binaire, n’a donc pas les compétences pour devenir conseiller·ère·x fédéral·e·x. Dans le domaine de la politique, Monsieur Maurer détient la palme de l’étiquette la plus mal collée. C’est souvent le problème: on colle des étiquettes sans trop réfléchir, à la va-vite. Pour les décoller, c’est compliqué, on fait des dégâts, on abîme. Parfois, il suffirait de prendre un peu plus de temps: méditer, tourner sa langue au moins sept fois dans sa bouche avant de parler. Ce qui se cache derrière une étiquette, risque de surprendre plus d’une personne.

1. Les Avanchets, barre d’immeubles forment une cité dans la banlieue de Genève.

2. https://www.20min.ch/fr/video/la-remarque-transphobe-dueli-maurer-passe-mal-739075928244