Encore un hasard de la vie. Le vendredi 9 décembre, j’achète le journal Le Monde. Pourquoi Le Monde et non La Liberté ou Le Temps? Je ne sais pas. Ce jour-là, j’ai ressenti un besoin d’informations qui dépassait nos frontières helvétiques. Le Monde, à cause de son nom si large, correspondait à ma demande. Je l’avoue: l’édition du jour est restée quelque temps sur mon bureau avant que je la déploie sur ma place de travail encombrée. En la feuilletant, dans un premier temps, distraitement, je tombe sur une page qui scotche mon regard. Quel bonheur! Le discours d’Annie Ernaux donné à Stockholm, lors de la remise du prix Nobel, est publié dans son intégralité. Une page format demi-raisin rien que pour l’écrivaine française dont certaines têtes pensantes trouvaient qu’elle ne méritait pas le Nobel: oeuvre peu conséquente, manque de grandeur, écriture plate. Pourtant, le titre de son discours (« J’écrirai pour venger ma race ») n’a rien de très plat. J’aurais aimé que le jeune parrain de la gare de Bulle ait autant d’éloquence1. Cette phrase-titre qu’Annie Ernaux a écrite dans son journal intime à 20 ans, peut sembler prétentieuse et naïve, mais ne cache-t-elle pas un sentiment de colère, de honte ou d’humiliation? Parce que quand on naît femme, descendante d’une lignée de paysans et d’ouvriers, qui nous écoute? Comment faire entendre sa voix? Ecrire à partir de soi a toujours été une ambition littéraire d’Annie Ernaux:
« C’est ainsi que j’ai conçu mon engagement dans l’écriture, lequel ne consiste pas à écrire « pour » une catégorie de lecteurs, mais « depuis » mon expérience de femme et d’immigrée de l’intérieur, depuis ma mémoire désormais de plus en plus longue des années traversées, depuis le présent, sans cesse pourvoyeur d’images et de paroles des autres. Cet engagement comme mise en gage de moi-même dans l’écriture est soutenu par la croyance, devenue certitude, qu’un livre peut contribuer à changer la vie personnelle, à briser la solitude des choses subies et enfouies, à se penser différemment. Quand l’indicible vient au jour, c’est politique. »2
Par son étymologie grecque, le terme « politique » désigne la citée organisée. Et dans une citée organisée, il existe une multiplicité de voix qui se font entendre et mènent une action pour atteindre un but. A travers son oeuvre, Annie Ernaux met enfin des mots sur des choses qui étaient tues:
« Dans la mise au jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également, qui est ressentie seulement par ceux qui en sont l’objet, il y a la possibilité d’une émancipation individuelle mais également collective. »2
Si l’écrivaine française parle d’elle, c’est pour mieux parler des autres, ceux dont on entend à peine un murmure. Quitte à défiler au bras de Mélenchon, elle confirme ses idées et ses convictions ailleurs qu’en littérature. Son implication politique est au service de son écriture. Alors oui, même un livre d’Annie Ernaux qu’on glisserait sous le sapin parce que l’auteure est à la mode, peut modifier un parcours de vie, une manière de penser. Pas besoin de figures de style pour accéder à l’essence de son message, on préférera son écriture plate qui colle au plus près de la réalité de ceux dont elle raconte le vécu. C’est ainsi que l’écrivaine normande venge sa race:
« Si je me retourne sur la promesse faite à 20 ans de venger ma race, je ne saurais dire si je l’ai réalisée. C’est d’elle, de mes ascendants, hommes et femmes durs à des tâches qui les ont fait mourir tôt, que j’ai reçu assez de force et de colère pour avoir le désir et l’ambition de lui faire une place dans la littérature, dans cet ensemble de voix multiples qui, très tôt, m’a accompagnée en me donnant accès à d’autres mondes et d’autres pensées, y compris celle de m’insurger contre elle et de vouloir la modifier. Pour inscrire ma voix de femme et de transfuge social dans ce qui se présente toujours comme un lieu d’émancipation, la littérature. »2
Un jour, une page format demi-raisin dans Le Monde, un discours pour comprendre et peut-être changer le monde…
1. Cf. l’article de blog Un coin de violence et une page de beauté.
2. Le Monde, « J’écrirai pour venger ma race », p. 30, 09.12.2022.