Un jeudi de janvier, grand soleil, je retrouve mon amie Edmée à Lausanne. Sur le quai 70, nous aurions pu tourner une scène de cinéma. Nous nous sommes cherchées, prises dans les bras dès que nous nous sommes aperçues. Pas besoin de mots, juste des gestes pour exprimer la puissance du lien. Depuis combien de temps n’ai-je pas revu mon amie ? C’était avant le Covid… Plus de trois ans, quatre, cinq ? Le temps file…
Nous allons boire un café, nous nous racontons nos vies, nos bonheurs, nos misères. Edmée, je la considère comme ma maman de l’école genevoise dans laquelle j’ai travaillée pendant huit ans. Une fée avec sa baguette magique qui m’a donné des ailes à un moment où je rampais dans le noir. Grâce à elle, j’ai commencé à apprendre à souffler. De temps en temps.
Mon amie est un trésor de la langue française : elle a toujours une métaphore désinvolte et rigolote pour décrire une situation, une personne. Elle possède une boîte à mots inépuisable ; le Grand Robert peut aller se rhabiller. Quand je suis avec elle, j’hésite à prendre note de tous ses joyaux littéraires, je suis sûre que je gagnerais au loto des plus belles expressions. Edmée est aussi une oreille délicate : elle écoute les femmes, les choie, les aime, les conseille. Un Espace Femmes à elle toute seule. Mais surtout, elle collectionne les idées extravagantes. On se dit : « Comment a-t-elle pu imaginer ça ? C’est atypique, ça ne peut pas marcher… » Et finalement, pourquoi pas ? Elle déploie tellement d’énergie et d’ondes positives que ça ne peut que marcher. Alors, en ce jeudi ensoleillé, elle m’annonce qu’elle va organiser une vente aux enchères pour l’Arménie, inviter Sylvain Tesson1, qui soutient fidèlement ce pays. Pour l’Arménie ? J’essaie de mettre de l’ordre dans mon cerveau et de faire des associations : Charles Aznavour, génocide, loin. Mon amie est plus rapide que moi : « L’Arménie, tout le monde s’en fout. On n’est focalisé que sur l’Ukraine. Mais moi, ce pays me tient à cœur. » Elle me fait un petit topo de la situation : ancienne république socialiste soviétique, indépendante depuis 1991, importance du christianisme, abandonnée par la Russie, entourée de pays ennemis, enclave du Haut-Karabagh luttant contre l’Azerbaïdjan. Je n’ai pas tout compris, néanmoins l’Arménie semble seule au monde. Les montagnards du Haut-Karabagh, c’est un peu comme nos irréductibles Gaulois. Et la communauté internationale ne boit pas de potion magique pour venir en aide aux Arméniens. Rien ne bouge. Cependant, le temps file… Il file si vite qu’on sera le 2 décembre 2023 et qu’Edmée fera sa vente aux enchères… Si toi lecteur·rice, tu veux faire un don d’un objet de qualité dont le prix de réserve est au minimum de 100.-, n’hésite pas à me contacter pour que je te communique les coordonnées de mon amie.
C’est déjà l’après-midi et ma chère amie doit filer pour garder ses petits-enfants… On se quitte sur le quai de la gare, comme dans une scène de cinéma. On se promet de se revoir vite, de ne pas attendre trop longtemps. De mon côté, je n’ai pas encore envie de rentrer. Il fait trop beau. Je veux souffler un peu, me sentir libre… Pendant un jour, je ne veux plus consulter les sites Internet, je fais la grève des offres d’emploi, je ne veux plus écrire de lettres de candidature. Mes pas m’amènent alors dans le nouveau quartier des musées lausannois, j’avance, toujours tout droit, sans réfléchir, et je tombe sur le musée de l’Elysée, rebaptisé Photo Elysée. C’est les derniers jours de l’exposition Josef Koudelka, je ne connais pas, je me laisse porter. Ce photographe, né en 1938 en Tchécoslovaquie, est un vrai autodidacte et alimente son œuvre au gré de ses voyages. Obligé de s’exiler car il a photographié l’invasion russe à Prague en 1968, il sillonne toute l’Europe. Mais avant de fuir au Royaume-Uni en 1970, Koudelka développe son projet Gitans (1962-1970) et son regard artistique se pose sur les communautés roms vivant à l’est de la Slovaquie et dans d’autres pays de l’Europe de l’Est. Ses photographies de gitans me fascinent : elles mêlent à la fois le personnel et l’universel. Des scènes de vie qui soulignent l’identité rom, mais qui suggèrent que nous partageons des moments identiques : la fête, le deuil, l’amour, les joies d’enfants, le lien dans la communauté… Des scènes de vie qui renvoient à un passé qui n’existe plus, mais qui ne font pas oublier que les Roms sont la plus grande minorité ethnique d’Europe. Une archive d’une époque qui nous rappelle que le temps file… Je cogite et je me dis : « Existera-t-il un jour un projet photographique sur l’Arménie ? Viendra-t-on admirer dans un musée des photos du peuple arménien ? » Je l’espère, j’y crois. Puis, je me ravise : non, je ne veux pas d’images d’un peuple qui a disparu. Je réalise enfin que le projet de mon amie Edmée n’est pas extravagant. Sa vente aux enchères a toute son importance. Parce que le temps file et qu’il est compté pour les Arméniens.
1. Sylvain Tesson est un écrivain voyageur et essayiste français, né à Paris en 1972. Son livre Dans les forêts de Sibérie a reçu le prix Médicis en 2011.