Une frange rebelle

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Parfois, on a envie de changement. Un petit truc, pas grand chose, un chouïa de nouveauté. Juste une preuve concrète que les jours ne se répètent pas indéfiniment, qu’on n’est pas en train de jouer le remake d’Un jour sans fin. Les femmes, nous avons la chance d’accomplir de petits changements assez facilement. Si ce n’est pas sur notre garde-robe, nous pouvons compter sur notre capital capillaire: couper nos cheveux de quelques centimètres, faire une coloration plus claire ou plus foncée, attacher nos cheveux longs, les retenir par un bandeau ou un diadème… Une multitude de possibilités pour marquer une légère différence.
Fin novembre, je ne résiste pas au blues de la grisaille, je ressens le besoin d’un petit remontant. Ça tombe bien, j’ai rendez-vous chez ma coiffeuse. A l’écoute de ma demande, ma spécialiste capillaire toute chouchou me propose de faire une frange rideau et me montre quelques photos sur son smartphone. Je trouve sa proposition plutôt sympa, un peu style années 80. Je lui précise de ne pas couper trop court: si je ne suis pas fan de la frange rideau, ma touffe de cheveux repoussera assez rapidement. A la fin de ma séance coiffure, je suis satisfaite du résultat. Malheureusement, j’ai oublié un détail important dans l’histoire: je suis sortie du salon les cheveux bien lissés. Lorsqu’il pleut ou que je me lave la tête, ma tignasse frise. Par conséquent, comme je ne suis pas du genre à passer des heures devant un miroir, ma frange rideau s’est transformée en frange mouton. Le style années 80 a instantanément disparu. Je me suis retrouvée à mettre une pince ou un bandeau pour faire tenir ma frange sur l’arrière. Surtout quand je mets mon casque de vélo: je déteste avoir des mèches qui tombent dans les yeux. Le double effet Kiss Cool se produit au moment où vous ôtez pince ou bandeau. Votre frange devient rebelle, vit sa life à 360 degrés sur votre tête. Votre mari en profite pour glisser une remarque assassine: « C’est quoi pour une coupe de cheveux? » Votre petite voix intérieure a envie de lui crier: « Au moins, tu es le témoin privilégié du processus évolutif complet de ma crinière. » Imaginez que je vive en Iran: mon mari aurait peut-être été horrifié de mon changement capillaire et mes quelques mèches rebelles auraient pu me coûter la vie.
En écrivant cette anecdote, je me sens tout à coup ridicule. Je peux me balader dans les rues de mon pays, cheveux au vent, bien ou mal coiffée, sans avoir peur de mourir. Ma frange mouton n’a plus qu’à rentrer à l’étable tellement ma prise de tête est dérisoire. Alors, je pense à Masha Amini qui est morte à cause de quelques mèches dépassant de son hijab. Je pense à toutes les femmes iraniennes qui osent la révolution et revendiquent leurs droits à la liberté, à l’égalité. Enlever son hijab, se couper les cheveux en public ou en se filmant sont des gestes qui affirment une position téméraire d’insurgées contre le fondamentalisme religieux. Des gestes simples, ordinaires, pas besoin d’être cascadeur pour risquer sa vie. Dans ma petite Suisse, je ne me sens pas uniquement ridicule, mais aussi impuissante. A part écrire un article de blog, je ne sais pas quoi faire pour manifester mon soutien aux femmes iraniennes.
Le nom de Masha Amini ne pourra pas être oublié, puisque les mouvements de révolte ont commencé juste après sa mort. Mais je pense aussi à Roya Piraie qui a coupé ses cheveux sur la tombe de sa mère. Une mère tuée par 167 balles parce qu’elle manifestait. Je pense à Nika Shakarami et Sarina Esmailzadeh, tiktokeuses de 16 ans, abattues lors des manifestations du mois de septembre, dont les parents n’ont pas eu le droit d’enterrer le corps. La révolution des femmes iraniennes ne se fait pas sans les hommes. Je pense aussi à Mohsen Shekari et Majidreza Rahnavard, jeunes hommes de 23 ans, pendus sans aucun procès équitable parce qu’ils auraient sorti leur couteau pour se défendre lors des manifestations. Des noms, des noms, des noms qui défilent dans la presse et sur les réseaux sociaux… Les retiendra-t-on? Un nom, une vie. Et tant d’anonymes dont on n’entend même pas l’écho.
Femme, vie, liberté: un slogan politique. Toujours un slogan à la fin décembre 2022. Pour 2023, mon voeu le plus cher serait que ce slogan devienne réalité, que les femmes iraniennes retrouvent leurs libertés et puissent vivre sans peur de la mort et dans la dignité humaine. Oui, je souhaite de grands changements pour tout le peuple iranien.